Littérature : Pierre Béguin : « Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure »

Un plaidoyer contre la banalisation du suicide assisté au sein d’une société démissionnaire prête au sacrifice de ses membres ?

Vous ne connaîtrez ni le jour, ni l'heure.
Vous ne connaîtrez ni le jour, ni l’heure.

« Comment un homme (comme lui) pourrait-il accepter d’être privé de toute considération à ses propres yeux et relégué par la maladie au rang de fardeau de la société ? Cette perspective ne le prive pas seulement des quelques joies que la vie pourrait encore lui apporter, elle empoisonne son passé même en contaminant le modeste mérite qu’il est en droit de revendiquer. Mourir pour lui, c’est sauver son existence, non pas du déclin, mais de la corruption de la vieillesse… » Cet extrait de l’œuvre autobiographique de Pierre Béguin invite à une réflexion inédite… sur la mort, plus précisément le suicide assisté. Mais comment écrire sur l’un des plus grands tabous de nos sociétés occidentales, si sophistiquées, sans « mettre les pieds dans les plats » ? Il suffirait diriez-vous, de le faire avec talent ! C’est fort heureusement ce qui ne fait pas défaut à Pierre Béguin, qui avec ce surprenant nouveau roman autobiographique, intitulé  « Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure » nous livre avec force et élégance sa philosophie sur la fin de vie. Une philosophie éprouvée par une expérience troublante : le suicide (assisté) de ses parents commis en 2008, qui d’une part peut prendre un accent de rébellion, mais d’autre part, celui-ci pourrait révéler un malaise plus profond de notre société…

Edité par la maison Philippe Rey, ce roman nous parle donc de la mort, adoubée de l’amour mais sous tutelle de la raison, comme la manifestation d’un acte de liberté ultime. La mort, ce sujet qui nous concerne tous, tout en ne semblant paradoxalement… tellement pas nous concerner ! En effet, sommes-nous victimes de notre vanité pour sembler vivre en permanence dans l’illusion de notre propre immortalité ou sommes-nous responsables d’une hypocrisie coutumière ; érigée comme le parangon d’une civilisation occidentale en perte de repères et s’imprégnant du parfum de la déshumanisation et qui conduit les hommes à détourner le regard de l’essentiel ?

 Or, hasard du calendrier, l’ouvrage est paru en France le 3 janvier 2013, soit deux semaines après la remise au Président François Hollande par la Commission de réflexion sur la fin de vie en France, de son rapport « Penser solidairement la fin de vie » plus connu sous le nom de rapport Sicard, le 18 décembre 2012, qui revendique la responsabilisation du citoyen par l’expression de sa volonté en faveur d’une sédation encadrée, plutôt que de légiférer en ce domaine. Voir le rapport ci-après : Rapport Sicard sur la fin de vie en France.

Qui est Pierre Béguin ?

Pierre Béguin, écrivain suisse.

 Originaire de la région de Genève, Pierre B. a étudié les lettres et la psychologie avant d’enseigner le français à des classes de terminale pendant de nombreuses années. Son premier roman intitulé « L’ombre du Narcisse » paraît en 1993 sur le thème de l’effondrement des certitudes du protagoniste à l’épreuve d’une autre réalité. Il sera suivi de deux autres romans, d’un récit et de chroniques, avant ce dernier opus. Dans ses écrits proposent un regard décalé qui nourrit une écriture d’une richesse stylistique remarquable. Serait-ce la marque de fabrique de l’auteur ? Pour en savoir plus sur la bibliographie de l’écrivain cliquer sur : Blog de Pierre Béguin.

 De passage à Paris, c’est avec beaucoup de gentillesse que Pierre Béguin a bien voulu nous préciser la position développée dans son roman, au cours d’un entretien où il est apparu très décontracté et très avenant.

– FNI : Ce qui surprend au premier abord, c’est le raffinement de votre écriture même face à un sujet si difficile. Il s’en dégage une légèreté inattendue. Bravo ! Etiez-vous anxieux de la rencontre de votre ouvrage avec le public ?

– PB : Je vous remercie. Non, il n’y a pas eu d’appréhension. La question pour moi n’était pas de savoir si j’allais écrire cette histoire, mais de savoir comment j’allais le faire. Il fallait transcender le sujet, lui trouver un contrepoids. Bien sûr cela a été l’amour. Car ce suicide, c’est un acte amoureux de la part d’un couple qui a connu 60 ans de vie commune et qui décide de partir ensemble, mais dans la main. C’est un peu Tristan et Yseut chez les seniors, si vous voulez.

. FNI : Comment avez-vous mené à terme cette idée de roman  relatant la fin de vie programmée de vos parents ?

PB : Il a fallu le temps du deuil. J’avais pris des notes et les avait rangées dans un tiroir. C’est donc au début de l’année 2011 que j’ai entamé le processus d’écriture jusqu’à la fin de l’année. Ensuite, j’aime bien prendre le temps de la relecture. J’attache une grande importance au polissage. Donc j’y reviens très souvent jusqu’à faire disparaître toute aspérité et nous voilà arrivés à la fin de ce processus. Quant au traitement de ce sujet, la seule légitimation qui est mienne, est celle que me procure l’expérience. Je ne me serais pas permis d’écrire sur un sujet si peu conventionnel si je n’y avais été confronté d’aucune manière. D’ailleurs le postulat en est que dans ce territoire de fin de vie, qui est encore la vie et donc pas tout à fait la mort, ce territoire de solitude, parfois de souffrance, personne ne peut rien imposer à personne. Voilà ma position ! C’est celle du début et celle de la fin du livre. Entretemps, elle a été ébranlée, incarnée par une souffrance et a éprouvé ses limites.

. FNI : Comment se déroule la procédure de suicide assistée. Est-elle longue à mettre en œuvre en Suisse ?

– PB : Exit (c’est le vrai nom de l’organisme qui a pris en charge le suicide de mes parents) est entré en scène rapidement. Elle proposait une procédure froide (éludant toute question de pathos pour des raisons que vous pouvez imaginer) par la constitution d’un dossier médical approuvé par le médecin traitant, justifiant de l’irréversibilité d’une maladie et l’entérinement de la volonté des personnes demandeuses. Cela aurait pu être plus rapide si nous n’avions opposé un ralentissement au zèle de mon père.

Appel à la transgression d’un privilège divin ou dénonciation d’une société  démissionnaire ?

« La liberté de vivre est indissociable de la liberté de ne pas vivre, prétendaient en substance les médecins d ‘Exit. Oui. Mais, pour autant, donner la mort ne devrait jamais être l’équivalent de donner la vie ! »

. FNI : Donc, c’est une procédure facile à mettre en œuvre. Combien comptez-vous de décès par an en Suisse par le truchement du suicide assisté ?

– PB : Il faut compter entre 450 et 500, étrangers compris. La Suisse est aussi connue comme le pays où l’on vient mourir, une sorte de tourisme de la mort, loin de l’image d’Epinal de la Suisse et ses belles montagnes, au grand daim des autorités du pays.

– FNI : Pourquoi êtes-vous allé jusqu’au bout de cette écriture ? Dans un souci de témoignage ?

– PB : Je voulais aller beaucoup plus loin que le simple témoignage, Mon intention était de mettre en scène tous les éléments constitutifs du problème du suicide assisté et montrer qu’il était le corollaire du type de société dans laquelle nous vivons. Et ce dont je parle à vrai dire, ce sont les limites à reconnaître à cette pratique, qui en mon sens, est sa banalisation. Il faut veiller à ce que le suicide assisté ne devienne pas une sorte de droit prétention que certaines personnes âgées pourraient revendiquer pour des raisons déguisées, à savoir, dévier le cadre de la maladie irréversible… comme cela se passe déjà en Suisse. Je dis non à la perte du tragique inhérent au suicide !

– FNI : C’est donc une certaine vision de la société que vous dénoncez ?

 – PB : Oui ! Je reste convaincu que dans une société différente où le capitalisme sauvage n’aurait pas investi toutes les strates, jusqu’à la fin de vie, que dans une société qui n’aurait pas perdu toute vision d’avenir et où les personnes âgées auraient encore leurs repères, il me semble que le problème ne se poserait pas avec autant d’acuité. Pour cette raison, il me fallait poser le contexte. Vous voyez, qu’il s’agit plus que d’un témoignage. C’est un questionnement très global en miroir à une société, qui succombe au jeunisme ambiant du fait des progrès de la médecine. Ainsi, j’ai empoigné le problème dans son ensemble parce qu’en Suisse, nous ne sommes pas dans la même situation qu’en France. Le suicide assisté existe depuis trente ans. Nous ne posons pas la question du faut-il autoriser ou pas le suicide assisté, ou faut-il légiférer ou pas sur le sujet ? D’ailleurs en Suisse le législateur a été plutôt malin, l’article 115 du code pénal interdit seulement le suicide pour motif égoïste, tout en ne l’autorisant pas de fait implicitement, se défaussant ainsi d’une quelconque responsabilité. Le citoyen s’est accaparé un espace de liberté dû au flou juridique intentionnel de cette disposition. Il semblerait qu’en France, vous êtes sur le point de légiférer… Dans mon pays, ayant dépassé le stade du pour ou contre, l’enjeu est de répondre aux questions qui restent en suspens, à différents niveaux, notamment sur la «  portée sociale (d’un tel geste), qui s’inscrit dans un tissu familial et relationnel ». Il y a encore la question de la responsabilité de la personne qui a recours à ce geste. Finalement, le suicide assisté n’interroge pas la religion, mais la médecine et ses exigences de rentabilité.

 Un roman plaidoyer ou un testament littéraire ?

« Je suis un orphelin qui a l’âge d’entrevoir sa mort. En deuil de son enfance, livré à la nausée d’une brusque accélération du temps… J’ai perdu ce sentiment d’appartenance à une lignée qui les unissait au passé, à la famille, et qui expliquait tout. »…  « Je me dois à mes filles. Je dois ces lignes en tribut à leur futur. »

– FNI : Les thèmes de l’abandon, de la solitude, de la transmission et des rencontres ratées, sont récurrents tout au long de votre manuscrit, même la dernière rencontre sur le lit de mort de vos parents est ratée. Cela  laisse une immense place  pour le pessimisme…

– PB : Ah bon ? C’est vrai que la dernière rencontre sur laquelle j’avais beaucoup compté, parce qu’elle aurait été selon moi empreinte de l’authenticité absolue ne s’est pas produite du fait d’un malentendu entre l’équipe d’Exit et moi. Ce moment de dernier échange n’est pas arrivé, ce fut un beau ratage là encore et je l’ai regretté. Il en ressort que notre capacité à communiquer, même dans les moments extrêmes, où toutes les retenues devraient s’annihiler et tous les masques devraient tomber, subit le même biais  de la  communication qui résulte au même point : la vraie communication n’arrive jamais et nous n’allons jamais à l’essentiel. Chacun est dans sa bulle, partageant avec d’autres les mêmes instants, mais ne les expérimentant pas de la même manière, inlassablement. Notre quotidien nous rive à un fonctionnement voué aux banalités. De fait la solennité des moments, même les derniers, nous échappe constamment, comme si ceux-ci n’existaient pas. Peut-être parce que nous sommes convaincus de notre propre immortalité et qu’il en est bien ainsi ? D’ailleurs, je m’étonne fortement de constater que ce qui fait débat (NDLR : et qui plus est, un débat passionné) actuellement en France, c’est un sujet qui concerne un petit nombre de personnes : le mariage des personnes de même sexe, alors que la question de la disparition des personnes en souffrance se rencontre davantage et que le rapport Sicard, dont on m’avait annoncé la sortie n’a fait l’objet d’aucun débat public.

– FNI : Il est vrai qu’en Suisse, vous êtes des « pros » de la démocratie, vous êtes constamment sollicités à donner votre avis par référendum (appelés votation). Pensez-vous que la Suisse peut s’avérer être un modèle de gouvernance pour la France ?

– PB : Je ne pense pas que la démocratie telle qu’elle est pratiquée en Suisse puisse s’appliquer à la France, car la France, malgré la qualité de ses politiciens, est habituée à l’opposition d’un système de pensée à un autre. Elle paraît incapable de consensus. Le Suisse est constamment sollicité à participer à la vie politique et aux décisions communes. Comment pensez-vous qu’un pays comme le nôtre qui compte quatre variantes culturelles puisse fonctionner sans le consensus ?

– FNI : Je reste interpellée par le thème de la transmission, comment se manifeste-elle pour vous    ?

– PB : Cette préoccupation est arrivée très tardivement dans ma vie, comme vous avez pu le constater à la lecture de mon livre. J’étais moi-même un citoyen de l’immédiateté qui consommait sans égard pour le système de valeurs qui m’avait porté, incapable même de le reconnaître. Avec la perte de mes parents, mon regard a changé. J’ai pris la mesure de ce qui se perdait et qui pourrait resté inaccessible à mes filles si je ne l’avais couché sur papier. Le cercueil fait à mes parents ne contient pas que des corps, mais aussi ce système de valeurs que mes filles n’ont pas connu et dont elles sont pourtant issues. Ce livre, c’est ma transmission à mes filles et  un peu ce qui au final, légitime son écriture.

– FNI : Je vous remercie pour cet échange et vous souhaite le meilleur pour votre livre.

« J’écris pour agir » a dit Voltaire. Jean-Paul Sartre déclara : l’écrivain « est avant tout un homme et un citoyen qui doit défendre des principes et des valeurs auxquels il croit, par le biais de sa plume ». Pierre Béguin s’inscrirait-il dans cette race d’écrivains ?

Le Conseil National de l’Ordre des médecins a rendu aujourd’hui public un texte envisageant pour la première fois une assistance à mourir dans certaines situations exceptionnelles, téléchargez-le fin de vie – fevrier 2013.

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