C’est toi ma maman ? d’Alison Bechdel

Sept ans après FUN HOME, devenu depuis une référence du roman graphique américain contemporain, Alison Bechdel offre avec ce nouvel opus une œuvre qui semble s’inscrire dans la lignée de son prédécesseur, une suite pourrait-on dire hâtivement, un complément, un codicille mais ce serait peut-être quand même en minimiser la portée. En écrivant C’EST TOI MA MAMAN ?, Alison Bechdel se centre cette fois-ci sur sa relation avec sa mère là où la figure de son père, des secrets de famille qui l’entouraient (son homosexualité cachée et le mystère autour de son décès, probablement un suicide) constituaient le cœur de FUN HOME. De fait, il s’agit moins d’un portrait de cette mère apprentie-actrice que de la radiographie d’une relation mére-fille à l’aune de deux psychanalyses entreprises par l’auteur à dix années d’intervalles. La psychanalyse a une place centrale, les deux thérapies y sont largement retranscrites à une place quasi-équivalente accordée aux longues conversations téléphoniques entre Alison et sa mère. De même, chaque chapitre s’ouvre sur la description d’un rêve fait par l’auteur dont les motifs font échos aux évènements de sa vie, éclairent ou préfigurent certains évènements. Mais de manière plus systématique, c’est le livre tout entier qui pourrait s’apparenter à une démarche thérapeutique.

C’EST TOI MA MAMAN  Alison BechdelParadoxalement, c’est dans la bouche de sa mère qu’Alison Bechdel glisse les mots qui pourraient apparaître comme une note d’intention de son livre. Au début, lors d’une conversation téléphonique, sa mère lui dit que ce qu’un lecteur veut « c’est de la narration », ce à quoi Alison répond que son problème d’écriture (concernant ce livre sur sa mère), c’est justement de ne pas savoir encore quelle est l’histoire. De fait, Bechdel renoue ici avec une narration non-linéaire qui font que C’EST TOI MA MAMAN ? ne tient ni du récit auto-fictionnel (et ce malgré son sous-titre : UN DRAME COMIQUE) et encore moins du journal intime (elle qui en a toujours tenu un depuis sa plus tendre enfance, comme sa mère d’ailleurs). Plonger dans ce livre, c’est donc s’aventurer dans un véritable labyrinthe de souvenirs et de réminiscences qui s’entremêlent dans une trame extrêmement complexe et où les scènes, les faits, les propos reviennent en boucle comme un puzzle dont on déplacerait les pièces pour leur trouver un autre emplacement. C’est donc la structure même du livre, le type de récit et de lecture qu’il offre qui fonctionne sur le mode de l’analyse, de par la spécificité de son médium, celui de la bande dessinée qui fonctionnant par séquences, par ellipses et par analogie semble parfaitement adapté à une exploration de l’inconscient (doit-on rappeler que Freud dans L’INTERPRÉTATION DES RÊVES définissait l’expression du langage de l’inconscient que constituait le songe comme une Bilderschrift autrement dit une « écriture en images » ?)

Pour autant, il ne faudrait pas croire que l’on a affaire à une œuvre qui tendrait à être le prolongement de l’inconscient de son auteur et encore moins à un « récit mental » comme les travaux récents d’un Charles Burns. La trame déjà complexe du puzzle narratif constitué de la matière même de la vie d’Alison Bechdel se voit comme dans FUN HOME confronté à une multitude de références intertextuelles dont les deux les plus essentielles proviennent ici de l’œuvre de Virginia Woolf mais aussi des travaux du psychiatre et pédiatre anglais Donald Woods Winnicott dont les théories du vrai self et du faux self et son étude des phénomènes transitionnels constituent en quelque sorte le socle théorique du livre. On pourrait presque comparer le livre de Bechdel au célèbre film d’Alain Resnais, MON ONCLE D’AMERIQUE qui se voulait une application des théories sur la biologie comportementale du professeur Henri Laborit. Et si la lecture ne s’avère pas forcément facile au premier abord, à la longue et à la relecture, le processus finit par s’avérer fascinant et même vertigineusement émouvant jusque dans sa dimension la plus obsessionnelle. Il y a vraiment quelque chose d’intensément troublant (pour ne pas dire perturbant) dans l’incroyable précision du dessin de Bechdel d’autant que jamais celui-ci ne semble chercher autre chose qu’une lisibilité absolue. Aucun détail n’est jamais là par hasard. Des lors, il n’est guère étonnant que Alison note ses conversations avec sa mère qu’elle consigne sur son PC et il y a cette scène où elle semble se dédoubler pour se prendre elle-même en photo (écho à sa méthode qui consistait à se photographier pour pouvoir se dessiner ensuite). Dans l’optique d’une réflexion sur l’image de soi et sur l’écriture sur soi, le livre prend une dimension qui redouble chacune de ses thématiques (celle du miroir et cette image presque surréelle des deux miroirs face à face dans laquelle Alison contemple une multitude de ses reflets) d’une mise en abyme assez folle. Sa mère conclut alors : « C’est un méta-livre » et l’auteur conclut à son tour « Il y a une chose particulière que je n’ai pas reçue de ma mère. Il y a un manque, un fossé, un vide. Mais à la place, elle m’a donné autre chose. Quelque chose dirais-je qui est bien plus précieux. Elle m’a donné la sortie ».

A noter que simultanément à la sortie de C’EST QUOI MA MAMAN ?, les éditions Denoël Graphics rééditent FUN HOME, le précédent livre d’Alison Bechdel.

C’EST TOI MA MAMAN ? – Editions Denoël Graphics – Traduction de Lili Sztajn et Corinne Julve – Paru le 10 octobre 2013.

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