L’éternel yabancı de Pierre Fréha : Bella Ciao Istanbul

L’histoire d’un expatrié français en Turquie au travers de « Bella Ciao Istanbul », le dernier roman de Pierre Fréha. Le mot turc « yabancı » signifie « étranger » en français. Selon le narrateur en pleine crise identitaire, à bout de souffle, Brankovic ne sera jamais vraiment intégré à la société turque. Même s’il se convertit, même s’il change de nationalité, alors il restera et demeurera ce « yabancı ».

Un personnage qui ne mâche pas ses mots

C’est avec un pessimisme bien marqué et une langue bien pendue que débute le récit de Bella Ciao Istanbul, imaginé par l’auteur Pierre Fréha. Ces dernières années, les dérives autoritaires du régime d’Erdogan ont fait couler beaucoup d’encre. Les médias du monde entier s’en sont donné à cœur joie. Difficile de démêler le vrai du faux, la propagande dissimulée ou ouvertement déballée sur place publique. Dans cet ouvrage de plus de deux-cent-cinquante pages, l’écrivain décide de mettre au cœur de son histoire un personnage acariâtre, qui ne sourit quasiment jamais, mais s’énerve en continu. Les premiers mots du livre sont les suivants : « J’ai la trouille. » Une phrase qui revient à plusieurs occurrences, et qui tisse l’atmosphère oppressante de l’intrigue…

Bella Ciao Istanbul : l’histoire d’un expatrié français en Turquie

Aux yeux de cet expatrié français né en Serbie, la notion même de pays est bancale. Mais dans le cœur des Turcs, le nationalisme fait partie intégrante de la vie : on ne le voit pas seulement dans la presse, mais dans le kémalisme. L’intimidation est de mise, acceptable, car elle permet d’étouffer les frustrations liées aux nombreuses défaites depuis la chute de l’Empire ottoman et les questions constantes passées sous silence. Un genre d’Omerta, typique des pays méditerranéens…

Bella Ciao Istanbul – Pierre Fréha – Most éditions – 09/01/2023

Pierre Fréha dénonce au travers de son personnage

C’est donc en pleine crise sanitaire et géopolitique que Danilo Brankovic se sent victime de discriminations, pointant du doigt son statut d’exclu, de citoyen de seconde zone. A l’aéroport, il n’a pas pu être remboursé dans les temps. Selon lui, cette réaction est volontaire : ce pays lui barre consciemment la route, lui et tous ses représentants. Pas de place à la nuance, le personnage ouvre la grande porte des généralités et de l’amalgame. Mais c’est pour mieux dénoncer des réalités et des situations qui troublent l’ordre public, cet ordre si cher au cœur des Turcs militaristes.

Une plume qui décrit parfaitement les décors et la société

Le roman Bella Ciao Istanbul est écrit avec une plume bien particulière, qui dénote franchement des styles appliqués, où la beauté des mots prime sur le fond. Ici, la démarche de l’artiste Pierre Fréha est de composer un livre aux airs d’album photo. Avec ses nombreuses descriptions suivies de critiques virulentes, l’auteur déverse et exploite toute la tristesse d’un individu qui pensait avoir trouvé la providence, en cette terre qu’il idéalisait. Le protagoniste désormais encadré par la police est tracé et surveillé, la haine l’habite et s’empare de lui. Au cours de ses rencontres avec différents personnages, son avis change, il s’impose, se retire, maintient ses positions. Chaque jour, les sentiments de ce personnage résolument humain et réaliste s’expriment avec violence. Lorsqu’il aborde la question délicate du génocide arménien, on lui parle de la guerre d’Algérie. Ce à quoi il répond avec arrogance : « Ah ça vient. Je l’attendais. Je sais, c’est l’argument que vous ressortez toujours. Par chance nous, on n’a pas réussi. Ça fait toute la différence collectivement pour une nation. Après 130 ans on s’est barrés. L’honneur est sauf. Pas le vôtre » la nation turque fondée par Mustafa Kemal Atatürk se base sur un exemple nationaliste puissant, le négationnisme d’État est puni par la loi depuis les années 2004/2005.

Un personnage complexe

De la première à la dernière page de Bella Ciao Istanbul, le lecteur suit le parcours d’un être qualifié de « perdu », qui cherche la complication plutôt que de respecter un modèle et accepter ce qui l’indigne. Ce personnage s’entoure de figures bien définies et souvent critiquées, comme Anne-Marie, convertie, nationaliste turque et fière de l’être, malgré des origines bretonnes. Mais en chemin, le narrateur Brankovic fait aussi connaissance avec Merve, la fiancée de Murat, le professeur qui l’a convaincu de déménager dans le cœur historique d’Istanbul. Le français homosexuel, humaniste et grande gueule aurait pu être mieux guidé, selon lui installé dans un quartier nettement moins conservateur. De nombreuses questions jugées comme indécentes et des tabous : la conversion à l’islam ou au christianisme est abordé, sans filtre. La dernière partie du roman se consacre à un évènement dans lequel est injustement mêlé le personnage principal. Des activistes ont saboté les haut-parleurs des mosquées à la fin du ramadan. Le coupable a diffusé le chant révolutionnaire Bella Ciao… Cela réjouit énormément Brankovic, qui ne s’attend clairement pas aux retombées d’un incident qui paraît certainement, aux yeux de ses compatriotes français comme un évènement insolite et sans gravité.

Le journal intime d’un expatrié

Dans ce récit qui ressemble fortement à un journal intime, le lecteur entre dans une sphère particulière autour des questions géopolitiques et culturelles en Turquie, qui abrite la seule ville à se trouver sur deux continents. Entre fragments du passé, rancœurs et vérité, ce voyage n’est pas de tout repos.

Site de l’auteur : http://istanbul-bellaciao.fr/

Bella Ciao Istanbul, Pierre Fréha, Most Éditions, 09/01/2023, 276 pages, ISBN : 978-2-931109-04-5

A propos Patrick Delort

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